Inconnu à cette adresse (Adress Unknown) - Kressmann Taylor *
Il y a cinq ans, on m’a
mis le livre entre les mains : « Lis, je te le prête ». Bon,
d’accord.
Il y a une semaine, on
m’a mis le ticket entre les mains : « C’est dans une heure, je
t’emmène. » D’accord !
C’était au Lucernaire,
rue Notre-Dame des Champs à Paris. J’adore cet endroit, et je pense que je ne
suis pas la seule. Aaahh son café, sa cour pavée, ses salles intimistes. Et
puis aussi sa programmation originale et de qualité, c’est important quand
même.
Bon, on est là pour
parler de la pièce.
Un petit résumé (mais
petit hein parce que comme d’habitude je vais écrire des tonnes) : « Martin
Schulse, Allemand et Max Eisenstein, juif Américain, sont deux galeristes
associés, aux Etats-Unis. Ils sont surtout deux amis fervents, deux frères.
Malgré l'installation de Martin à Munich, ils poursuivent leur amitié à travers
des lettres chaleureuses, passionnées. En juillet 1933 pourtant, les
doutes et le malaise de Martin face aux remous du gouvernement allemand font
vite place à un antisémitisme que ne tempère plus la moindre trace d'affection.
D'une cruauté imparable, sa décision tombe comme une sentence : "Ici en
Allemagne, un de ces hommes d'action énergiques, essentiels, est sorti du rang.
Et je me rallie à lui." Max ne peut se résoudre à une telle révolution,
sentimentale et politique. » (piqué sur Amazon)
Et maintenant des petits
spoilers de mon cru : Max supplie tout de même Martin de protéger sa
petite sœur qui joue à Berlin, au nom de leur ancienne amitié. En effet une
lettre lui revient avec la mention « Inconnu à cette adresse ».
Martin n’en fait rien et la laisse mourir. Max, pour se venger, va alors mettre
en danger la vie de Martin en lui envoyant des lettres volontairement
compromettantes, sachant qu’elles sont ouvertes par le service de censure en
Allemagne. Un deuxième « Inconnu à cette adresse » ne va donc pas
tarder à lui parvenir.
Cette nouvelle épistolaire
a été écrite en 1938. Je trouve ça complètement ouf une telle compréhension et conscience
politique avec une distanciation temporelle aussi réduite.
Ils jouaient
« Inconnu à cette adresse » depuis plusieurs mois, et j’étais
vraiment curieuse de voir ce que ça pouvait donner. En général, je me méfie des
adaptations pour la scène de textes non dramatiques. J’en ai vu d’excellentes
pourtant, mais j’ai toujours une petite appréhension.
Une mise en scène sobre
et simple. Trois comédiens: les deux amis et au centre, un violoniste. De
part et d’autre de la scène, côté cour et côté jardin, deux fauteuils chacun assortis
d’une lampe se font face. Au centre une ligne invisible que les acteurs ne
dépassent pas ; chacun reste de son côté de l’Atlantique. Ce couloir
central ne cesse de s’agrandir au fur et à mesure de la dégradation de la
relation, en même temps que s’instaure un jeu des lumières. Les deux acteurs
ont un jeu complètement différent : Max est passionné et très expressif,
tandis que Martin est plus posé, enfermé qu’il est dans sa réflexion. L’un
parle et l’autre écoute. Mais en réalité il s’agit d’un dialogue, car visages
et corps parlent et réagissent, s’illuminent ou se décomposent. On observe
alors visuellement la portée de la parole et en quoi elle constitue un acte à
part entière selon l’adoucissement ou le durcissement du ton. En effet, elle est
présentée dépouillée, et donc apparait encore plus forte que dans la nouvelle,
où la densité du genre rend l’écriture déjà très intense. Le support
épistolaire demeure tout de même, car les adresses du destinateur et
destinataire, la date, les formules de début et fin de lettres sont annoncées
lors des « tirades » des personnages. Je n’ai pas bien compris le
rôle du musicien tout d’abord. Je pense qu’il agit comme un entre-deux entre
les deux personnages, accentuant les silences de l’un et la parole de l’autre.
Au départ, pendant une
bonne demi-heure, j’ai vraiment craint le pire. Limite si je ne me cachais pas
le visage derrière les mains. De honte pour eux. En effet, le jeu sonnait
terriblement faux et creux ; les comédiens avaient des têtes d’ahuris, des
rires et des sourires idiots. Ils surjouaient la joie, l’amitié à coups de
« Mon cheeeeeer Maaaartin !! », « Max tu nous
maaaanques… »(oui je sais, le théâtre est amplification, mais il y a une
différence entre surjouer et en rajouter des tonnes). Les passages censés faire
rire ne sont pas drôles et inversement. Je ne veux rien dire, mais le texte de
Kressmann Taylor y est un peu pour quelque chose, même si on ne s’en rend pas
forcément compte lors de la lecture. Et puis parler de schnetzels et de
streusel ne fait naturel que dans « La mélodie du bonheur ». Donc
comme je disais, je craignais vraiment le pire. C’était très déroutant. On se
demande s’ils savent, s’ils font exprès, s’ils se rendent compte, si on devrait
leur dire.
Et puis petit à petit cette fausseté dans le jeu et le texte tombe. A
partir du moment où Martin rompt leur amitié, où la haine et la souffrance
entrent en jeu, cela devient très bon. Tous deux revêtent leur veste laissée
jusque là sur leurs fauteuils respectifs, et s’asseyent. Cette formalité marque
la distance irréductible que Martin a établie entre eux, celle de la race, et à laquelle Max se
soumet. Ca me rappelle d’ailleurs l’expression anglaise « dressed to
kill » qui signifie « se mettre sur son 31 ». C’est le cas de le
dire ; ce jeu de mot parait approprié même s’il est déplacé.
L’éclairage faiblit et le
jeu des ombres et des lumières devient de plus en plus sophistiqué et prend
plusieurs significations. Max et Martin allument et éteignent leur lampe et
marquent ainsi le début et la fin de leurs interventions. Ainsi on comprend que
le fil qui les unissait est définitivement rompu, puisqu’ils ne baignent plus
dans la même lumière, ce qu’appuie le dispositif technique. Quand l’obscurité
surgit, elle signifie le silence absolu. Ainsi les appels désespérés de Max
s’adressent au néant. En revanche, l’on a un autre silence et une autre
obscurité du côté de Martin quand Max envoie ses lettres fatales : ils
font signe vers la mort. Le dernier sursaut de vie de Martin s’effectue
d’ailleurs en pleine lumière, ce qui renvoie de façon ironique à la lumière
crue et cruelle qui le nimbait lors de son discours passionné et terrifiant sur
les juifs : « Le Juif est
le bouc émissaire universel. Il doit bien y avoir une raison à cela .... ». On retrouve cette lumière au moment où Max connaît le
paroxysme de la douleur (quand il apprend la mort de sa petite sœur), qui le
mène à écrire ses lettres meurtrières.
L’on atteint l’excellence,
le prodige (n’ayons pas peur des mots) lors du face-à-face final où la haine
répond à la haine et la souffrance à la souffrance. On voit aussi la résurgence
violente des sentiments, car Martin semble redevenir humain, après son long
silence. Son visage est décomposé, ses cheveux sont en bataille, sa voix se
brise. A cela s’oppose l’impassibilité de Max, visage et corps figés, la voix
cassée et monocorde. Les lettres sont à présent matérialisées et balancées sur
le plancher comme pour montrer leur nouvelle signification et leur accumulation
traduit le danger grandissant pesant sur Max. Le jeu, de plus en plus incarné,
a ce mérite de montrer que la cruauté possède une dimension essentielle, et
peut être le fait de chacun, que ce soit justifié ou non. Car le texte dépasse
la simple visée historique pour montrer la nature plus profonde de l’homme. Ce
renversement et toute la douleur qu’il traduit est à couper le souffle. Quand
intervient le deuxième « Inconnu à cette adresse », énoncé d’un ton
neutre et informatif, l’on mesure toute la profondeur de la tragédie. L’on
ressent alors le vide de l’anéantissement, que rien ne saura combler.
Du coup je me demande
encore ce qui leur a pris pendant la première demi-heure. Je me suis creusée la
tête à chercher des justifications même si elles ne me paraissent pas
convaincantes : était-ce pour montrer le décalage avant-après ? pour
montrer la superficialité des rapports humains avant que n’émerge la véritable
nature de l’homme ? ……… Franchement je me demande……….. Monsieur Béja, si
vous me lisez….
Mise en scène
de Xavier Béja
Avec Xavier Béja (Max), Guillaume Orsat (Martin), François Perrin (violon)
Du mardi au samedi à 20h au Lucernaire (rue
ND des Champs dans le 6è)
Jusqu'au 2 décembre 06 (bon la
critique vient peut-être un peu tard…) (allez allez on se dépêche)
Téléphone réservations : 01 45 44 57 34