J’étais tranquillement à la bibliothèque, en train de lire
en diagonale mon bouquin de théorie littéraire et de m’ennuyer ferme, quand mon
regard papillon se posa sur lui.
« Ces consensus, comme la langue, comme le style, oh tiens Le Choix de Sophie, … se
dégagent sous la forme d’agrégats de préférences individuelles avant de devenir
des ah oui c’est un film avec Meryl
Streep, même que c’est à Auschwitz et qu’elle doit choisir entre…euh… normes
par l’intermédiaire des institutions : l’école, l’édition, le marché. Mais
« les œuvres d’art, comme Goodman ah
tiens, toujours pas vu Le Diable s’habille en Prada le rappelait, ne sont
pas des chevaux de course, j’y vais pour
le bien de mon blog, mes lecteurs me seront reconnaissants de leur parler d’un
auteur toujours vivant pour une fois, c’est beau l’altruisme le but
primordial n’est pas de désigner un vainqueur » (Goodman 1976, p.
261-262). La valeur littéraire bon je
finis le chapitre et j’y vais ne peut pas être fondée théoriquement : c’est
une limite de la théorie, non de la littérature. » oh! Fini ! Déjà ?
Ainsi je suis allée contre mes principes, et j’ai emprunté
un roman à la bibliothèque. Pourquoi je ne fais jamais ça ? Parce que je
déteste lire sous la pression. Je lis lentement et deux semaines pour lire un
pavé de 1000 pages, c’est au dessus de mes forces. En plus, j’aime bien garder
le livre avec moi. Il est devenu un peu mon pote, je me suis habituée à lui, je
le flatte de temps à autre et le regarde avec un air sentimental, je ne veux
pas le laisser partir. Là, je l’ai rendu ce matin, et il me manque déjà. Je
vais pleurer.
Comme ça fait du bien de parler, c’est ce que je vais faire.
Tout de suite.
Pitch : C’est l’histoire d’un mec, surnommé Stingo, qui
devient l’ami du couple habitant juste au-dessus de chez lui. Au début il ne
les supporte pas : ou ils s’engueulent, ou ils font l’amour avec beaucoup
d’entrain juste au dessus de sa tête. Seulement un jour il rencontre Sophie, il
en tombe amoureux, et il leur passe tout. Sophie, Nathan et Stingo deviennent
alors les meilleurs amis du monde, même si leurs moments heureux sont perturbés
par les crises de colère de Nathan. Sophie et Stingo se rapprochent. Elle lui
dévoile peu à peu son passé de prisonnière des camps à Auschwitz.
Donc en gros, c’est l’histoire de Stingo qui raconte
l’histoire de Sophie.
Je ne sais pas trop quoi penser de ce livre. Il me fait pas
mal cogiter puisque je n’ai jamais lu une histoire sur les camps de ce style
là.
Tout d’abord, on ne sait pas si c’est une histoire vraie. En
effet, il y a des éléments autobiographiques dans le livre (par exemple, Stingo
pense écrire la vie de Nat Turner, et The
confessions of Nat Turner est un livre de William Styron), mais le livre
n’est pas présenté comme une autobiographie.
Ainsi on peut se demander si Sophie a existé et lui a
raconté son histoire, ou si l’auteur s’est extrêmement bien documenté pour
imaginer cette jeune rescapée des camps. Je sais qu’après Jorge Semprun (L’écriture ou la vie) on est d’accord
pour dire que la fiction est un autre moyen d’approcher l’horreur, car l’art a
la capacité de transmission (même partielle) de l’expérience. Mais bon, c’est
quand même perturbant de ne pas savoir, même si au final ça ne change pas
grand-chose je pense. J’ai été aussi émue par Sophie que par Primo Levi, Jorge
Semprun ou Elie Wiesel, bien que d’une façon différente. Sophie me paraissait
réelle, avec ses faiblesses et ses fautes de grammaire.
Deuxième point de perturbation : c’est l’histoire de
quelqu’un racontant l’histoire de quelqu’un d’autre. D’une part, le discours
est filtré et complètement subjectif : n’oublions pas que le narrateur est
amoureux !
Et d’autre part le discours d’origine n’est pas totalement
digne de confiance. On en est donc au troisième degré de la vérité !
Qu’est-ce que le lecteur peut encore croire ? Parce que la petite Sophie,
elle dit un truc, puis « c’est pas vrai ce que j’ai dit en fait donc voilà
la vérité vraie », ou encore « ah tiens j’ai oublié de te dire un
truc absolument capital pour comprendre mon histoire ». Ainsi, le livre
entier est une tentative de la part du narrateur mais aussi du lecteur pour
comprendre ce mystère qu’est Sophie, dont on n’a pas accès aux pensées, mais
seulement à la voix, et qui nous demeure donc étrangère. J’ai eu l’impression,
en lisant, d’essayer de reconstituer un puzzle, avec parfois les pièces d’un
autre puzzle ! Ceci est très intéressant, puisque cela relate l’expérience
des proches des survivants (comme dans Maus).
Troisième point de perturbement : l’histoire de Sophie
en elle-même est absolument terrible. Seulement Sophie nous est présentée comme
ayant eu beaucoup de chance tout du long de son expérience des camps. Elle
s’estimait pas trop mal lotie (rien que par le fait qu’elle ait passé la
sélection, qu’elle ne soit pas juive, seulement polonaise, mais pas seulement)!
Du coup, on relativise beaucoup de choses.
Quatrième point de perturbité : comment est-ce possible
que tant de mondes soient contenus en un seul ? Le 1er avril
1943 (comment j’ai retenu ça moi ?), Sophie est arrivée sur le quai
d’Auschwitz, et Stingo mangeait des bananes en parlant de football américain à
son père. Et là, le 5 avril 2007, Céline est en train d’écrire son article et
des gens sont en train de mourir au Darfour.
Cinquième point de perturbition : en parallèle du récit
de Sophie, se déroule une autre histoire
riche en rebondissements, presque indépendante du récit de Sophie, et c’est là
que ça me dérange. J’ai eu l’impression que les deux récits avaient autant
d’importance l’un que l’autre. C’est trop. L’auteur (et non le narrateur)
a-t-il eu raison de faire ce choix ? Peut-on parler de l’odeur des morts
de Birkenau, puis des émois érotiques fort peu subtils du jeune Stingo ?
C’est peut-être faire preuve de mauvais goût. En même temps, c’est avant tout
l’histoire de Stingo. Je ne sais pas quoi en penser. Je ne suis pas convaincue,
mais j’ai peur de ne pas bien comprendre.
Sixième point de perturbament : L’auteur, à travers
Nathan, établit un parallèle entre le Sud des Etats-Unis et l’Allemagne nazie,
entre les lynchages des noirs et les camps de concentration. Bien sûr ce n’est
pas comparable et le narrateur réfute violemment et avec justesse ces affirmations, mais ça a le mérite de nous faire nous interroger sur l’Horreur
qui est universelle, et dont les hommes ne se lassent point, même après des
événements tels que la Shoah.
J’ai beaucoup aimé lire ce livre. Il m’a fait me prendre la
tête sur pas mal de choses, ce qui ne peut pas être mauvais. Les deux récits
menés de front sont tous les deux passionnants et instructifs, même si leur
cohabitation me laisse songeuse.
Maintenant il faut que :
- je regarde le film avec Meryl Streep
- je me renseigne sur la mort de la mère d’Albert
Cohen : on m’a dit qu’elle a été déportée, mais je vais vérifier
- je lise The confessions of Nat Turner mais d’abord, je
commence mon nouveau pavé : Moby Dick.
Edit : je viens d'embêter une amie avec mes histoires de livres, et
on en est venues à la conclusion que cette cohabitation de l'horreur et
du (plus ou moins) banal avec les deux récits menés de front sert à
deux choses :
- faire contraster l'horreur et du coup la faire ressortir davantage, afin que le lecteur la voie comme telle
- perturber le lecteur en soufflant tour à tour le chaud et le froid, et donc le faire réagir (je marche à fond!).
A part ça, mes dîners sont très funky, je vous assure.
Edit II : En fait William Styron n'est plus un auteur vivant. Mea maxima culpa.
PS : Si vous cherchez un genre de "Théorie littéraire pour les nuls", vous pouvez lire Le Démon de la Théorie d'Antoine Compagnon. Il retrace en gros le combat de la théorie et du sens commun, pour donner un bilan et sa propre conclusion. C'est pas mal du tout, même si au bout de 300 pages, vous papillonez. En même temps si ça vous permet de trouver des livres comme Le choix de Sophie, c'est tout benef! (non, personne ne m'a payée! Mauvaises langues va...)