La soupe de Kafka (Kafka's soup) - Mark Crick *
Comme j’ai coutume de le dire, un bon auteur est un auteur mort. Celui là bizarrement est vivant et bien vivant. Je suis allée le constater de mes propres yeux mercredi soir, à la Bibliothèque américaine de Paris, car je n’y croyais pas. Et pourtant il était là, à nous présenter son livre, nous lisant des extraits, nous expliquant comment cette idée géniale a germé dans sa tête puis s’est concrétisée par des mots. Et il était drôle, maigre, plein d’esprit, grand, cultivé, vouté, timide…Et il avait l’accent british. Le coup de grâce.
Comment donc ce n’est pas clair ?
Bon. Il s’agit de seize recettes de cuisine diverses et
variées (soupe, gâteau au chocolat, clafoutis, œuf à l’estragon…) pastichant le
style de seize auteurs sous forme de saynètes, mais aussi leurs thèmes, leurs
obsessions... Ainsi chez le marquis de Sade, il s’agira de désosser de pauvres
petits poussins « avec violence et lubricité » puis de les farcir
« avec avidité ». Et accessoirement de séquestrer la délicieuse fille
du boucher. C’est plus soft dans la cuisine de Jane Austen, où est préparé
« avec douceur l’élégant mariage de l’œuf et de l’estragon » (le
persil étant un choix trop commun).
Il a aussi illustré lui-même son propre livre (l’homme est
artiste et photographe pour subvenir aux besoins médiocres et contingents de
l’existence), ayant de petites pensées pour Matisse, Andy Warhol…
«Difficile à avaler» Franz Kafka
«Ça m'est resté en travers de la gorge» Raymond Chandler
«Interminable» Marcel Proust
«Qu'il pourrisse en enfer !» Graham Greene »
Pourquoi le titre? Il trouvait qu'on pouvait caser Kafka avec à peu près tout et n'importe quoi, et que ça aurait toujours un sens. Tout le monde connait Kafka, ne serait-ce que de nom. Bon tout le monde connait aussi le marquis de Sade, mais le mettre en titre pouvait ne pas être d'un très bon effet. Et puis Kafka, ça fait intello mais intello un peu bizarre, donc ça ne décourage pas tout de suite. Kafka c'est hype quoi.
Et on fait quoi du Groenland ? Hein ?
Je me demande s’il écrira un livre avec son propre style un
jour. Il disait que parler à travers les voix de ces grands auteurs l’aidait à
surmonter ses inhibitions, que de s’avancer masqué lui donnait le courage
d’écrire. Serait-il davantage un artisan qu’un artiste ? En même temps, il
fallait avoir l’idée d’un tel livre. Qui vivra verra ! (car un bon lecteur
n’est pas un lecteur mort.)
Je vous cite cet extrait car c’est un de ceux qu’il nous a lu, avec l’accent
écossais, après avoir vérifié qu’il n’y avait pas d’écossais dans la salle.
Truc « à la manière d’Irvine Welsh ».
(...) Une heure et demie et une
demi-pinte de bourbon plus tard ils n'étaient plus si coriaces que ça; moi non
plus, d'ailleurs. J'ai séparé la viande des légumes et je l'ai couverte pour la
maintenir moite. Je tenais toujours mon couteau sans que la moindre sirène ait
retenti.
Dans cette ville, le fond finit toujours par remonter à la surface, j'ai donc
filtré le jus pour en éliminer le gras. J'ai rajouté de l'eau et je l'ai remis
sur le feu. Il était temps de faire un sort au beurre et à la farine. Je les ai
mélangés jusqu'à en faire une pâte que j'ai ajoutée au bouillon. À défaut de fouet,
j'ai pris mon nerf de boeuf pour tabasser les grumeaux jusqu'à ce que la pâte
soit bien lisse. Comme ça commençait à bouillir, j'ai laissé frémir pendant
deux minutes.
J'ai un peu bousculé le jaune d'oeuf et la crème pour en faire une mixture que
j'ai mélangée à une louchée de sauce bien chaude avant de balancer le toutim
dans la casserole. J'ai pressé un citron qui s'est aussitôt mis à couler.
C'était facile. Beaucoup trop facile, mais je savais que si je laissais
bouillir la sauce j'allais me brouiller avec le jaune d'oeuf
Maintenant j'étais prêt à verser la sauce sur la viande, mais je n'avais plus
faim. La blonde m'avait posé un lapin. Elle était plus mariolle que je ne le
croyais. Je suis sorti me refaire une santé avec mes poisons favoris, cigarettes
et whisky.
Reviens Mark, reviens me parler avec ton accent british, nous avons tant de choses à nous dire, moi aussi j’aime Jane Austen, et Proust, et la cuisine…