Le Mépris (Il Disprezzo) - Alberto Moravia
S’il y a bien une chose
qui me terrifie, ce sont les cauchemars sentimentaux.
Genre Closer c’est trop un film
d’horreur pour moi. Alors quand j’ai lu la première page du Mépris, j’ai
commencé à avoir des sueurs froides. « L’objet de ce récit est de
raconter comment, alors que je continuais à l’aimer et à ne pas la juger,
Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me
jugea et, en conséquence, cessa de m’aimer ». Sympa.
« Dis, je suis en
train de commencer un bouquin horrible, tu veux pas me tenir la main ?
- Moi
aussi je lis Renardou. Ca va pas être pratique.
- Tu as
le droit de tourner les pages, promis.
- Je vais
avoir des crampes.
- Il est
pas long ! Steuuuuuuplait…………..
- Mais
pourquoi tu le lis ?
- Parce
queeeeeeeee…… »
J’ai eu raison de
dépasser mes petites angoisses d’ado. Ce livre dit et transfigure la douleur
amoureuse de façon sublime.
Le pitch : Riccardo
Molteni n’est plus aimé par sa femme et cherche à comprendre pourquoi. Il n’en
continue pas moins à exercer le métier de scénariste qu’il excècre, mais pour
lequel il a abandonné le théâtre afin de pouvoir payer à Emilia la maison de
ses rêves. C’est à ce moment précis que débute ce mépris d’Emilia pour Riccardo,
lequel mépris signe la fin de son amour. Tout le problème est de savoir ce qui
est à l’origine de ce mépris. Il tente de sauver leur couple en sortant Emilia
de Rome et en l’emmenant à Capri. En effet, c’est là où est censé se dérouler
le futur tournage de l’Odyssée, dont Riccardo est chargé du scénario.
Ils y retrouvent Battista, le producteur, et Rheingold l’autre scénariste. Et
Battista a les mains balladeuses…
Ce roman est et raconte aussi
la tentative de percer le mystère féminin. Le narrateur se trouve face à un
être dont il se rend compte qu’il lui est irréductiblement étranger, et ne le
supporte pas. Emilia de plus brille par son mutisme et sa réserve, ce qui
n’arrange rien, autant pour Riccardo que pour le lecteur qui ne la perçoit qu’à
travers les yeux du narrateur. On n’y trouve pas le mythique « et mes
fesses, tu les trouves jolies mes fesses ? » de Bardot dans le film
de Godard. Le narrateur semble donc se raccrocher à la seule chose qu’il
connaît d’elle : son corps, sa beauté. On trouve plusieurs très belles
peintures d’Emilia divinisée, qui semblent arracher un temps Riccardo à sa
souffrance. « Elle me parut soudainement très belle…belle d’une beauté
venue du fond des âges, en harmonie avec la mer scintillante et le ciel
lumineux contre lequel se détachait sa haute taille. » Ce sont les
seuls moments où l’amour est heureux. En effet, Emilia ne peut lui refuser le
plaisir de la contemplation pure, même si parfois cette contemplation n’est
liée qu’à des souvenirs ou des hallucinations. Le récit lui-même fait partie de
cette tentative de comprendre et de retrouver Emilia : « Et je
décidai d’écrire ces souvenirs avec l’espoir de la retrouver ainsi dans la
paix », « de continuer, sereinement désormais, notre dialogue
terrestre ».
L’Odyssée trouve
une place à part entière dans cette œuvre du mépris. En effet, il me semble
(c’est un peu tordu, si ça se trouve c’est n’imp) que le narrateur établit un
parallèle entre son histoire et celle d’Ulysse. En effet, l’Ulysse de Molteni,
celui qu’il « aurait voulu camper » est celui de Dante (et non
d’Homère). Il ne revient pas à Ithaque, mais périt en pleine mer. De même
Emilia ne revient pas et meurt. S’agit-il pour Riccardo, tel un nouveau Dante,
de se rendre dans l’Inferno au moyen de l’écriture afin d’y retrouver
Emilia ?
De plus, les différentes
interprétations de l’Odyssée selon Battista et Rheingold suscitent le
mépris de Molteni. En effet, Battista veut en faire « une mascarade en technicolor,
avec femmes nues, King-Kong, danses du ventre, exposition de seins, monstres en
carton-pâte, mannequins… » un rien commerciale (= traduction de
Molteni). On sent percer tout son mépris pour cet homme qui représente l’argent
et la société de consommation, avec sa villa à Capri et sa grosse voiture
rouge. Puis il y a Rheingold aux antipodes, qui veut en faire un drame
psychologique moderne, un « drame de boudoir » niant toute la
poésie du texte. On sent le mépris du latin pour la pensée teutonne, qui se
retranscrit par une répulsion physique envers cet homme. Enfin, le texte révèle
un certain mépris de Molteni pour Emilia (il peut bien lui rendre la
pareille franchement) : « Elle peut certes admettre les
considérations d’ordre commercial qui, chez Battista, militent en faveur d’une
Odyssée spectaculaire. Elle peut même approuver les conceptions limitées et
psychologiques de Rheingold ; mais elle n’est certainement pas en mesure,
malgré son bon sens et sa droiture, de s’élever jusqu’à mon interprétation, la
plus proche d’Homère et de Dante. » Tout le monde en prend pour son
grade. Et tout ça ne nous dit pas au juste quelle est l’interprétation de
Molteni, seulement qu’il estime l’Odyssée
intournable.
Cette présence de l’Odyssée dans Le mépris est très révélatrice de la présence des grandes œuvres
dans nos vies en général, en tant que ces œuvres nous influencent et en tant
que nous les recréons, leur donnant un nouveau sens. D’ailleurs, dans Si c’est un homme, Primo Levi cite le
Chant d’Ulysse de la Divine Comédie (le même passage que cite Riccardo),
donnant encore un autre sens aux mots. « Jusqu’à
ce que la mer fût refermée sur nous »
Pourquoi Emilia méprise-t-elle Riccardo ? Parce qu’il est l’anti macho italien ? Parce qu’il est à ses pieds ? Parce ce qu’il s’est trahi pour elle ? Parce qu'elle croit qu'il l'a livrée au producteur? On ne le sait pas, mais ce n’est pas grave.
Vous aurez remarqué que je ne me suis pas appesantie sur le côté cœur brisé, genre « on dépasse tout ça, c’est vachement plus subtil en fait… ». Pourtant je n’avais pas l’air fière planquée sous ma couette et tenant la main de mon amoureux.