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14 novembre 2006

Le Mépris (Il Disprezzo) - Alberto Moravia

S’il y a bien une chose qui me terrifie, ce sont les cauchemars sentimentaux. Genre Closer c’est trop un film d’horreur pour moi. Alors quand j’ai lu la première page du Mépris, j’ai commencé à avoir des sueurs froides. « L’objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l’aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m’aimer ». Sympa.

« Dis, je suis en train de commencer un bouquin horrible, tu veux pas me tenir la main ?
- 
Moi aussi je lis Renardou. Ca va pas être pratique.
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Tu as le droit de tourner les pages, promis.
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Je vais avoir des crampes.
- 
Il est pas long ! Steuuuuuuplait…………..
- 
Mais pourquoi tu le lis ?
- 
Parce queeeeeeeee…… »

J’ai eu raison de dépasser mes petites angoisses d’ado. Ce livre dit et transfigure la douleur amoureuse de façon sublime.

Le pitch : Riccardo Molteni n’est plus aimé par sa femme et cherche à comprendre pourquoi. Il n’en continue pas moins à exercer le métier de scénariste qu’il excècre, mais pour lequel il a abandonné le théâtre afin de pouvoir payer à Emilia la maison de ses rêves. C’est à ce moment précis que débute ce mépris d’Emilia pour Riccardo, lequel mépris signe la fin de son amour. Tout le problème est de savoir ce qui est à l’origine de ce mépris. Il tente de sauver leur couple en sortant Emilia de Rome et en l’emmenant à Capri. En effet, c’est là où est censé se dérouler le futur tournage de l’Odyssée, dont Riccardo est chargé du scénario. Ils y retrouvent Battista, le producteur, et Rheingold l’autre scénariste. Et Battista a les mains balladeuses…

 La lecture de ce roman est insoutenable car le point de vue adopté est celui de l’être qui n’est plus aimé, qui soupçonne puis qui souffre. Un jour Emilia cesse la comédie du « ya-rien-je-te-jure » et avoue son mépris pour Riccardo. Et ce n’est même pas comme s’ils se séparaient et basta. Non non, ce ne serait pas drôle sinon. Mari et femme continuent à vivre ensemble. Riccardo entre alors dans une relation masochiste avec Emilia, lui posant toujours les questions qu’il ne faut pas et obtenant des réponses qu’il n’a pas volées (il n’avait qu’à ne pas les poser). L’essentiel de ce roman réside dans cette souffrance qu’un être s’inflige à lui-même, cette torture psychologique dont il est la victime et le bourreau, et qui l’amène au bord de la folie.

Ce roman est et raconte aussi la tentative de percer le mystère féminin. Le narrateur se trouve face à un être dont il se rend compte qu’il lui est irréductiblement étranger, et ne le supporte pas. Emilia de plus brille par son mutisme et sa réserve, ce qui n’arrange rien, autant pour Riccardo que pour le lecteur qui ne la perçoit qu’à travers les yeux du narrateur. On n’y trouve pas le mythique « et mes fesses, tu les trouves jolies mes fesses ? » de Bardot dans le film de Godard. Le narrateur semble donc se raccrocher à la seule chose qu’il connaît d’elle : son corps, sa beauté. On trouve plusieurs très belles peintures d’Emilia divinisée, qui semblent arracher un temps Riccardo à sa souffrance. « Elle me parut soudainement très belle…belle d’une beauté venue du fond des âges, en harmonie avec la mer scintillante et le ciel lumineux contre lequel se détachait sa haute taille. » Ce sont les seuls moments où l’amour est heureux. En effet, Emilia ne peut lui refuser le plaisir de la contemplation pure, même si parfois cette contemplation n’est liée qu’à des souvenirs ou des hallucinations. Le récit lui-même fait partie de cette tentative de comprendre et de retrouver Emilia : « Et je décidai d’écrire ces souvenirs avec l’espoir de la retrouver ainsi dans la paix », « de continuer, sereinement désormais, notre dialogue terrestre ».

L’Odyssée trouve une place à part entière dans cette œuvre du mépris. En effet, il me semble (c’est un peu tordu, si ça se trouve c’est n’imp) que le narrateur établit un parallèle entre son histoire et celle d’Ulysse. En effet, l’Ulysse de Molteni, celui qu’il « aurait voulu camper » est celui de Dante (et non d’Homère). Il ne revient pas à Ithaque, mais périt en pleine mer. De même Emilia ne revient pas et meurt. S’agit-il pour Riccardo, tel un nouveau Dante, de se rendre dans l’Inferno au moyen de l’écriture afin d’y retrouver Emilia ?
De plus, les différentes interprétations de l’Odyssée selon Battista et Rheingold suscitent le mépris de Molteni. En effet, Battista veut en faire « une mascarade en technicolor, avec femmes nues, King-Kong, danses du ventre, exposition de seins, monstres en carton-pâte, mannequins… » un rien commerciale (= traduction de Molteni). On sent percer tout son mépris pour cet homme qui représente l’argent et la société de consommation, avec sa villa à Capri et sa grosse voiture rouge. Puis il y a Rheingold aux antipodes, qui veut en faire un drame psychologique moderne, un « drame de boudoir » niant toute la poésie du texte. On sent le mépris du latin pour la pensée teutonne, qui se retranscrit par une répulsion physique envers cet homme. Enfin, le texte révèle un certain mépris de Molteni pour Emilia (il peut bien lui rendre la pareille franchement) : « Elle peut certes admettre les considérations d’ordre commercial qui, chez Battista, militent en faveur d’une
Odyssée spectaculaire. Elle peut même approuver les conceptions limitées et psychologiques de Rheingold ; mais elle n’est certainement pas en mesure, malgré son bon sens et sa droiture, de s’élever jusqu’à mon interprétation, la plus proche d’Homère et de Dante. » Tout le monde en prend pour son grade. Et tout ça ne nous dit pas au juste quelle est l’interprétation de Molteni, seulement qu’il estime l’Odyssée intournable.
Cette présence de l’Odyssée dans Le mépris est très révélatrice de la présence des grandes œuvres dans nos vies en général, en tant que ces œuvres nous influencent et en tant que nous les recréons, leur donnant un nouveau sens. D’ailleurs, dans Si c’est un homme, Primo Levi cite le Chant d’Ulysse de la Divine Comédie (le même passage que cite Riccardo), donnant encore un autre sens aux mots. « Jusqu’à ce que la mer fût refermée sur nous »

Pourquoi Emilia méprise-t-elle Riccardo ? Parce qu’il est l’anti macho italien ? Parce qu’il est à ses pieds ? Parce ce qu’il s’est trahi pour elle ? Parce qu'elle croit qu'il l'a livrée au producteur? On ne le sait pas, mais ce n’est pas grave.

Vous aurez remarqué que je ne me suis pas appesantie sur le côté cœur brisé, genre « on dépasse tout ça, c’est vachement plus subtil en fait… ». Pourtant je n’avais pas l’air fière planquée sous ma couette et tenant la main de mon amoureux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
C
* Mais pourquoi ça me dit quelque chose cette remarque? ;)
C
Mort au "mystère féminin" et à tout l'arrière-plan machiste auquel cette conception fait référence!
C
Lol, je suis allée voir ton blog avant d'aller voir le mien! Je suis d'accord avec toi pour Emilia, mais ce n'est jamais très clair, vu que tout est raconté du point de vue de Riccardo! Mais c'est clair que ce serait bien... ;)
L
Bon bah fini ! Et j'ai adoré ! Merci de m'avoir fait découvrir ce livre. Mais moi, j'aime bien Emilia. Je veux croire qu'elle veut simplement blesser Riccardo parce qu'elle pense qu'il l'a utilisée. Je veux croire qu'elle l'aime. Et comme elle meurt, et bien j'ai le droit de penser ça... :D<br /> Sinon, je ne pense pas du tout que tu es à côté de la plaque quand tu dis que L'odyssée et Le mépris sont mis en parallèle. J'ai eu le même sentiment.
C
Super! N'oublie pas la couette, c'est très important la couette.<br /> Tu me tiens au courant!
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